Les Zouari, étoiles montantes de la grande distribution

Par Claire Bouleau le 24.10.2020 à 18h00

POTRAIT. Les principaux franchisés de Casino ont jeté leur dévolu sur Picard en 2019. Et visent aujourd’hui Bio c’Bon. Obsédés par le client, agiles et réactifs, ils ont un rêve : faire de leur groupe “le Tesla de la grande distribution”.

Moez Zouari est passionné par l’art de la guerre. Il a lu Sun Tzu et cite volontiers Napoléon. En matière de bataille, le voilà servi. En juin, son épouse Soraya et lui annonçaient être entrés en négociations exclusives pour reprendre l’enseigne Bio c’Bon, en difficulté. Mais, coup de théâtre, deux mois plus tard, ce réseau de 120 magasins est placé en redressement judiciaire, annulant leur avantage. Les Zouari restent confiants, le dossier est compliqué : outre les pertes de 17 millions d’euros et des fournisseurs qui ont déserté, une partie du capital est contrôlé par… 2 800 petits actionnaires. Un écheveau indémêlable. Pourtant, tout le gratin de la distribution est sur l’affaire : Carrefour, Biocoop, Auchan et Casino, via sa filiale Naturalia, retiré depuis. Interviews à la télévision, communiqués aux salariés, fuites orchestrées dans la presse : la guerre est déclarée.

Lui le feu, elle la glace

A quelques semaines du verdict, Moez et Soraya Zouari nous reçoivent au siège de leur petit empire à Sèvres (Hauts-de-Seine). Un vendredi 2 octobre noir et pluvieux, où les nuages s’amoncellent à l’horizon. La veille, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, a rehaussé son offre, reprenant …

guerre. Il a lu Sun Tzu et cite volontiers Napoléon. En matière de bataille, le voilà servi. En juin, son épouse Soraya et lui annonçaient être entrés en négociations exclusives pour reprendre l’enseigne Bio c’Bon, en difficulté. Mais, coup de théâtre, deux mois plus tard, ce réseau de 120 magasins est placé en redressement judiciaire, annulant leur avantage. Les Zouari restent confiants, le dossier est compliqué : outre les pertes de 17 millions d’euros et des fournisseurs qui ont déserté, une partie du capital est contrôlé par… 2 800 petits actionnaires. Un écheveau indémêlable. Pourtant, tout le gratin de la distribution est sur l’affaire : Carrefour, Biocoop, Auchan et Casino, via sa filiale Naturalia, retiré depuis. Interviews à la télévision, communiqués aux salariés, fuites orchestrées dans la presse : la guerre est déclarée.

Lui le feu, elle la glace

A quelques semaines du verdict, Moez et Soraya Zouari nous reçoivent au siège de leur petit empire à Sèvres (Hauts-de-Seine). Un vendredi 2 octobre noir et pluvieux, où les nuages s’amoncellent à l’horizon. La veille, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, a rehaussé son offre, reprenant désormais la grande majorité des magasins et salariés, comme les Zouari. Mais le couple n’est pas du genre à lever le camp dès que le vent tourne. “Moez, sa grande qualité, c’est qu’il ne lâche jamais, il avance toujours”, applaudit son banquier Charles Andrez, associé gérant à Lazard. Madame Zouari, comme l’appelle son mari, nous accueille avec sa réserve habituelle, de celle qui intimide et appelle au respect. Soudain, un galop se fait entendre. Voilà Monsieur Zouari qui surgit, virevoltant à nos côtés pour nous saluer d’un énergique coup de coude. “Bio c’Bon est à vendre depuis deux ans, personne n’était intéressé ! , s’exclame le dirigeant, déchaîné. Quand vous n’avez pas la même armée que vos concurrents, il faut choisir un autre terrain de combat. Nous mettons en avant l’humain, notre savoir-faire dans le commerce de proximité, l’innovation et notre agilité.” Et d’ajouter : “J’ai dit à Soraya : “De cette expérience, nous sortirons grandis” .”

Naouri, artisan de leur succès

Grands, ils le sont déjà. Encore inconnus il y a un an, ils ont été propulsés sous le feu des projecteurs l’an dernier, en entrant au capital de l’enseigne Picard. Et voilà qu’à présent, ils pourraient croquer Bio c’Bon et émerger comme l’étoile montante du retail français ? Dans un secteur déjà ultraconcurrentiel et malmené, cette idée fait enrager les grands patrons de la distribution. Ironie de l’histoire, parmi eux se trouve l’artisan de leur succès : Jean-Charles Naouri, le PDG du groupe Casino. Car Moez et Soraya Zouari sont avant tout les principaux franchisés du distributeur. Ils ont détenu jusqu’à 550 Franprix, Monoprix, Leader Price et Supermarchés Casino pour 1,5 milliard de chiffre d’affaires. L’histoire débute dans les années 1990. Nos tourtereaux se sont rencontrés lors d’une conférence à l’université Paris-Dauphine, où Moez étudie. Entre ces deux enfants de l’immigration tunisienne, l’étudiante en médecine, méthodique et discrète, et le garçon affable, extraverti et créatif, la symbiose est immédiate. “Lui, est tout feu tout flamme, elle, est beaucoup plus minérale”, raconte Rodolphe Bonnasse, PDG de CA Com, leur agence de communication. Fils et petit-fils de commerçant, Moez propose à Soraya d’ouvrir une supérette avec lui, boulevard de Ménilmontant, arrondissement parisien, bientôt passée sous pavillon Franprix. Nous sommes en 1998, et, déjà ambitieux, les apprentis épiciers se fixent un objectif : 100 magasins dans dix ans. Problème, très vite, l’argent manque. C’est Casino qui vient à leur rescousse, en échange de 60 % du capital de leur entreprise, Pro Distribution. Un schéma dupliqué ensuite dans d’autres sociétés qui regroupent leurs supermarchés Casino, Leader Price et Monoprix. En 2008, banco, la cible des 100 est atteinte. “Aujourd’hui, on trouve normal d’avoir des Franprix partout à Paris, souligne Rodolphe Bonnasse. Mais c’est le fruit de pionniers comme eux.”

Leclerc, leur cible bretonne

Il est alors temps de planter un premier drapeau hors de la capitale. “La Bretagne était un laboratoire qui nous intéressait , explique Moez Zouari. Ce sont les terres de Leclerc et Système U. C’est avec cette concurrence qu’on apprend à innover.” Avec son numéro deux Antoine Aussour, l’entrepreneur décide d’attaquer par une publicité comparative. Les voilà qui arpentent les Leclerc, prennent les produits en photo, se font chasser par les directeurs de magasins. Ni une ni deux, Leclerc ironise dans la presse : “Bravo Leader Price, vous avez baissé les prix de 45 produits sur 4 500.”

Il est comme ça Moez Zouari, un peu chien fou, tendance filou, “cow-boy” , d’après certains, “très limite” parfois avec ses partenaires, les élus locaux ou encore les fournisseurs, selon d’autres. Interrogé sur le sujet, il réfute, souriant, toujours aimable. Sa femme est plus carrée, plus cassante aussi. “Une réunion sans elle est beaucoup plus décontractée, souffle un connaisseur. Quand elle rentre, c’est la douche froide.” Cette autorité cache sans doute une forme de timidité. A l’inverse, la chaleur de Moez en ferait oublier le redoutable homme d’affaires qu’il est. Ce contraste entre lui, émotionnel, et elle, rationnelle, fait la force du couple, totalement fusionnel. “Quand il bout dans tous les sens, s’amuse Soraya, on se pose dans mon bureau et on échange sur d’autres sujets que le travail.”

Elle la gestion, lui le commerce

Très vite, Monsieur et Madame Zouari, comme ils s’appellent en public, se répartissent les tâches. “Je suis plus dans la gestion au quotidien, et lui plus dans le commerce et le développement”, explique la dirigeante. Mais tous deux sont agiles et réactifs, l’atout des franchisés face aux gros groupes intégrés. “Moez peut m’appeler à 8 heures pour me dire qu’un bail doit être signé d’ici à midi”, s’amuse son avocat Pierre-Emmanuel Chevalier. Expert dans le repérage des meilleurs emplacements, Moez Zouari se targue de “connaître 99 % des agents immobiliers et 65 % des gardiennes de Paris”.

Et pour cause, cet infatigable baroudeur passe sa vie sur le terrain. “Les visites magasins de Monsieur Zouari, ce n’est pas une légende”, prévient Antoine Aussour, qui en a vu des centaines avec lui. Petit, son grand-père le bassinait déjà avec l’obsession du client. Un jour de marché, il lui dit : “Pourquoi les gens s’arrêtent devant ce stand et pas celui-là ? Tout dépend de la personne derrière.” Innovant, visionnaire, pragmatique, Moez Zouari a appris à ses équipes à interroger les consommateurs sur les parkings des concurrents, à sonder leurs envies sur les réseaux sociaux. Le Monop’ rue Saint Dominique, dans le VII e arrondissement de Paris, accueille de nombreux lycéens et employés ? La restauration y tient une part de choix. Celui de l’avenue Bugeaud, plus résidentielle ? Moez installe un bar à vins dans l’entrée. Les Zouari sont aussi champions de l’optimisation des coûts. Leur arme fatale ? Des outils informatiques pour piloter la productivité, qui ajustent, par exemple, le nombre de salariés en point de vente selon l’affluence.

Experts du redressement

Rapidement, Jean-Charles Naouri comprend le talent hors normes de ces partenaires. Très endetté et attaqué en Bourse, le patron de Casino leur transfère pour une bouchée de pain plusieurs centaines de Leader Price et Franprix, et des supermarchés Casino, dont certains sont déficitaires. Et, miracle, en six mois, leurs comptes repassent dans le vert quand ceux de Casino s’améliorent. Selon un proche, l’ex-haut fonctionnaire aurait même confié au couple la tâche de fermer les “nanars” irrécupérables, moyennant compensation. “Nous avons réalisé quatre fois plus d’ouvertures que de fermetures”, insiste Moez Zouari, reconnaissant toutefois que son épouse et lui sont devenus “des experts du redressement”. Pendant vingt ans, le couple s’est contenté du terrain de jeux offert par Casino. “La diversité de leurs enseignes nous permet de nous développer, c’est pour ça que nous ne sommes jamais allés voir ailleurs”, confiait même Moez Zouari à Challenges, en 2018.

Pourtant, l’année suivante, changement de plan. Jean-Charles Naouri place ses holdings en procédure de sauvegarde et met sa chaîne Leader Price en vente. Propriétaires de 220 magasins sur les 651, les Zouari sont sur le pont. Mais le PDG de Casino leur préfère le discounter allemand Aldi… et leur reprend tous les Leader Price. Un mal pour un bien. Le chèque est généreux. Et tombe à pic. Depuis plusieurs mois, le couple nourrit en secret un projet : racheter Picard. Mais si l’enseigne alimentaire préférée des Français affiche une belle santé, la situation actionnariale, elle, est complexe. “Beaucoup de professionnels des finances s’étaient cassé les dents sur le dossier”, pointe Nicolas Constant, associé à la banque d’affaires Center-view. Pourtant, sans parler anglais, le charismatique Moez convainc le minoritaire suisse Aryzta de lui céder ses parts, le difficile actionnaire de contrôle britannique, Lion Capital, de donner son accord et le fonds ICG de l’aider à financer l’opération. Signé le 4 août 2019, le deal, assorti d’une option de rachat, marque un virage historique pour les Zouari. “Les banquiers nous disent : vous avez remis le retail au centre de tout”, se vante Moez Zouari.

Patrimoine colossal

Son but à présent: créer un groupe familial, le futur “Tesla de la grande distribution”, articulé autour de la proximité, du surgelé et des nouvelles tendances de consommation. Pour ce faire, les Zouari viennent de créer un family office, confié à Edouard Lacoste. Leur patrimoine, constitué à 40 % d’immobilier, est colossal. “Les Zouari s’inscrivent dans la durée, note Edouard Lacoste. L’entreprise, ils la vivent en famille. Ils parlent beaucoup avec leurs trois filles, notamment sur les attentes des jeunes consommateurs. » Elles ont été habituées aux retails tours , l’été, en Asie ou aux Etats-Unis. Simples et accessibles, “les Zouari aiment l’idée d’être riches et veulent être considérés comme de vrais patrons”, estime un proche. Au siège, Moez Zouari, premier arrivé et dernier parti, a posé des pièces de monnaie sur les rebords des vitres. Une superstition héritée de son grand-père, selon laquelle l’argent attire l’argent. D’ailleurs, il n’est pas de question de surpayer Bio c’Bon. Le couple a déjà en tête d’autres acquisitions. Certains imaginent même qu’un jour, ils rachètent Casino.

En attendant, “Casino reste un partenaire historique et stratégique”, assure Soraya, qui gère toujours, avec son mari, 200 magasins en franchise. Toutefois, certains évoquent une relation “complexe” , entre Jean-Charles Naouri et Moez Zouari. Alors que l’un démantèle son groupe, l’autre consolide le secteur. Dans le palmarès 2020 des fortunes de Challenges , l’élève dépasse le maître, avec un patrimoine professionnel de 600 millions d’euros, contre 280 millions pour le PDG de Casino. Les deux hommes ne se sont consultés ni sur le dossier Picard, ni sur la vente de Bio c’Bon. Pour autant, Casino possède toujours 60 % de Pro Distribution, avec une option de rachat. Mais les franchisés ont soif d’indépendance.

FUSIONNELS

6 février 1971 Naissance de Moez, à Tunis.

6 janvier 1973 Naissance de Soraya, à Tunis.

1991 Moez entre à l’université Paris-Dauphine.

1992 Soraya débute des études de médecine.

1998 Ouverture d’une première supérette.

2003 Casino entre au capital de Pro Distribution.

2019 Les Zouari rachètent 44,5 % de Picard.

2020 Offre de rachat sur Bio c’Bon.

Ce qu’ils disent d’eux

Gilles Piquet-Pellorce, ancien directeur général de Biocoop, futur directeur de Bio c’Bon en cas de rachat des Zouari : “J’ai trouvé Moez extrêmement intéressant, intelligent, avec un vrai projet social et d’entreprise pour une bio indépendante. J’ai apprécié son approche franche, directe.”

 

Antoine Germain, du collectif Adibio, rassemblant les petits actionnaires de Bio c’Bon : “Moez Zouari évolue constamment sur le terrain au plus près des magasins et donc des enjeux. Cela lui permet donc d’assimiler une expertise remarquable sur le bio et d’avoir une longueur d’avance. »

 

Antoine Aussour, entré comme stagiaire, devenu directeur exécutif : “Ils sont dynamiques, curieux de tout, à l’écoute.”

 

Charles Andrez, associé gérant à Lazard : “Ils réinventent la distribution alimentaire.”

 

Nicolas Constant, banquier chez Centerview : “Soraya est très posée, possède beaucoup de recul sur les choses là où Moez est fonceur. Il met toujours du rythme, n’aime pas du tout l’immobilisme.”

 

Pierre-Emmanuel Chevalier, leur avocat : “Moez est un professionnel incroyable, passionné, qui connaît son marché et a anticipé les mouvements confirmés avec la pandémie.”

 

ILS AIMENT

La famille.

La loyauté.

Les voyages découvertes, pour elle.

Le jazz classique, pour lui.

ILS N’AIMENT PAS

La vulgarité.

L’incivisme.

Les films d’horreur, pour elle.

Les bonbons, pour lui.